Céline Chatelain (comédienne et auteure) et Samuel Gamet (Musicien et cré
ateur sonore), étaient en immersion chez SEGOR INDUSTRIE (Beurey sur Saulx) du 8 au 12 mars 2021, en vue de la création du spectacle « La machine est ton saigneur et ton maître ». (création novembre 2021)
Céline nous partage un extrait de son journal de création :
[…]
Pas facile d’affirmer sa présence sans s’imposer.
De se mettre en position de « questionneuse » sans être intrusive.
Impossible pour moi d’arriver avec un enregistreur et de poser des questions. L’objet me semble obscène, la méthode pas adéquate. Je ne suis pas sociologue, je ne sais pas poser les bonnes questions. Je note juste des bribes de conversation, un mot qui me tilte, une tournure de phrase qui me touche, sans savoir si je m’en servirai ou pas.
Ne pas chercher l’efficacité. Ne pas voler des mots, sans pudeur ni délicatesse.
Leur rapport à la machine ? Il s’observe, il se goute dans des images qui s’impriment dans ma mémoire.
Pas facile aussi de faire comprendre aux travailleurs que Samuel a passé des heures à enregistrer des sons au cul des machines pour en faire de la musique !
Ce dernier jour, vendredi matin, j’ai pris mon carnet de travail et jeté des impressions à la volée. Les voici :
Le cliquetis des charriots à roulettes.
Les clacs sonores des pièces d’acier.
Le glou glou glou de la graisse qui sort par jets continus de certains tuyaux pour lubrifier la coupe des pièces. Mais d’ou vient toute cette graisse ?
Le chuintement du compresseur.
Le moteur et les manœuvres du transpalette.
Le petit bruit dynamique des projections de copeaux comme la paroi métallique de la protection.
Les whoush, plop, clac, brouhouhou, win win win…
La soufflerie du chauffage qui assourdit tout.
[…]
Les brouettes de frisottis de cuivre, comme des chevelures de sirènes.
Bleu des machines, bleu des servantes à roulettes, bleu des établis, bleu des étagères, bleu des cottes, pantalons et vestes de travail.
H., un des plus jeunes, travaillant sur une machine dont il m’a dit qu’elle était dangereuse à cause des projections de copeaux de métal.
Les protections, nécessaires mais bridant le travail.
La photo de deux jeunes enfants, aimantée sur le panneau de programmation d’une machine numérique.
Le mélomane, un casque sur les oreilles toute la journée, avec de la musique dedans, même pendant la sieste.
J, le plus âgé, avec sa belle moustache grise, affinant les crans d’un engrenage. La pièce devant lui parfois comme en lévitation, fixée à un palan pour la soulever et la faire pivoter.
Le grand gaillard qui tente de débloquer une machine dans l’atelier de réparation et qui me répond : « Mon rapport aux machines ? Eh ben celle là c’est une capricieuse aujourd’hui ! »
Celui qui ne nous adresse jamais la parole, que nous dérangeons sans doute, et qui me rappelle chaque jour que je dois être plus délicate, moins envahissante, que cet endroit n’est pas le mien.
Parfois, ça chante.
Souvent, les gars se parlent d’un poste à l’autre. Ils crient, je ne comprends rien mais eux s’entendent et communiquent. Je pense à Steve Austin, dans L’homme qui valait trois milliards » (série tv des années 70). Il avait une oreille bionique qui lui permettait d’entendre le moindre petit son. Ces gars là ont des oreilles bioniques, c’est donc ça !
Le « salut » du matin, que nous partageons avec eux à l’embauche de 8h, check de poing spécial covid.
L’attention portée à chaque pièce. Elles sont bichonnées, les cocottes !
La concentration de ces travailleurs naviguant d’un poste à l’autre.
L’évidence du savoir-faire, qui saute aux yeux quand on les observe.
Et enfin, ce qui ce que nous partageons ce vendredi matin, quand ils viennent dans l’ancien petit bureau de direction, écouter une proposition musicale et chantée, construite à partir du bruit de leurs machines. A eux de venir nous voir travailler ! Avec Samuel, on est un peu traqueux. On présente un poème de Xu Lizhi (personnage de notre pièce) qui est très noir et s’intitule Le dernier cimetière. C’est un poème qui parle de la souffrance sur la chaîne de montage. Nous voulions travailler dessus depuis longtemps. C’est l’occasion de tester.
Moments précieux. 3 petites représentations de 10 minutes, pour 3 groupes de 5 à 7 personnes. On plaisante, on dit « bienvenue au Segor Théâtre ! », on explique l’intention de la pièce puis résonnent ensuite les mots de Xu Lizhi.
©Croquis réalisé par Céline Chatelain